Une des premières choses que j’ai apprises quand j’ai commencé à écrire pour la presse a été de virer le “je”. Lorsque j’étais petite, je pensais que les journalistes devaient raconter le monde : je n’avais pas imaginé qu’iels devaient le faire d’un point de vue non situé. Pourtant, c’est un peu ce qu’on demande : pas d’opinion personnelle, que des faits, des chiffres et des données. Il faut virer le “je”1, car l’histoire qu’on raconte est plus importante, parce que le lecteur, la lectrice doit s’identifier et se faire sa propre idée. Je dois écrire en dehors de mon genre, de ma classe, de mon orientation sexuelle et de tout ce qui compose mon identité2. Sauf que mon identité justement de femme grosse, blanche, cis me fait envisager les sujets sous un autre angle, et c’est précisément grâce à cette identité que je travaille plus en profondeur, que je vais chercher des choses qui à quelqu’un d’autre n’apparaitraient pas. Le “je” n’est là que pour indiquer d’où je parle: c’est une question d’honnêteté et de transparence.
J’ai traité récemment de consommation d’alcool sur Instagram : si j’avais fait cela de façon “neutre”, je serais passée à côté d’une partie du sujet. Je ne suis pas neutre vis-à-vis de l’alcool: j’ai une connaissance intime de ce qu’est l’alcoolisme. Cela ne m’empêche de présenter des infos claires, détaillées, sourcées et nuancées, et d’aller éventuellement chercher du contradictoire. Je me fiche bien d’être neutre.
En général, si on parle conso et effet de l’alcool, on parle d’hommes et de femmes. Il m’est apparu pourtant essentiel de différencier ce qui relève de la biologie (du taux d’hormones féminines ici) du genre. Cette lecture me parait plus fine et plus juste : oui, la résistance à l’alcool peut s’expliquer par des raisons hormonales, mais aussi par ce que la société fait peser comme injonctions et interdits, selon qu’on appartient à un genre, ou non. Dans certaines publications, ce serait déjà aller trop loin: le “djender” c’est un truc de wokes, de militant·es et c’est sale. Spoiler: tout est politique.
Quand une de mes copines m’a annoncé devoir faire une recherche sur l’histoire des pêches au thon, pour présenter un atelier cuisine, je lui ai demandé si elle “voulait répandre le féminisme”. Je plaisantais à moitié : clairement, les recettes du placard à base de conserves qui émergent fin des années 60/ début 70 sont liées intimement à l’éloignement du foyer des femmes, qui se mettent à travailler, mais avec toujours cette injonction très forte à demeurer bonnes maitresses de maison, ce qu’on pourrait résumer par nourrir la famille, maintenir le foyer en ordre et propre et entretenir une vie sociale en organisant des diners. Si on ne chausse pas ses lunettes féministes, on aura perdu en route une partie de l’histoire de cette recette : imaginez-la donc, cette femme qui aura toute la journée été au turbin, répondu aux ordres d’un patron, imaginez-la dans le fameux tunnel fin de boulot, courses, enfants, devoirs, bain, souper, répondre en somme aux ordres et désirs d’un mari.3 Elle doit faire simple, efficace, économique. Des pêches au sirop, du thon en conserve, un peu de mayo industrielle, et pour faire chic et américain, elle l'a lu dans un féminin, une cerise au marasquin. Le tour est joué: elle pourra ainsi remettre de l’ordre à ses cheveux, un peu plus de noir sur ses yeux et accueillir l’homme fourbu qui assure sa subsistance et n'en cale pas une sitôt rentré.
Ces années-là sont des années charnières sur le plan social et statutaire pour les femmes: l’évolution de la cuisine, la simplification des recettes et menus le racontent en creux. Elles passent de simples journées d’économie domestique à la double journée qu’on est nombreuses à connaitre désormais. Et l’essor de l’électro-ménager n’a pas tout réglé, loin de là.4
Pour en revenir à l’écriture, je suis intimement persuadée que le fait de travailler sur les questions féministes améliore la qualité de mon travail. Ce regard particulier sur les choses, ce prisme est complètement assumé : parce que j’essaie d’avoir le moins d’angles morts possibles, et que le fait d’être une femme grosse me force à m’interroger sur les autres formes d’oppressions, et à chercher des moyens de les résoudre. Par exemple, mon regard sur l’embauche liée aux vendanges, et tout ce que peut représenter en termes de justice sociale, et de droits des travailleur.euses est forcément différent. L'année dernière, plusieurs personnes sont décédées à cause de la chaleur, la plus jeune victime avait 19 ans. Un sujet qui a tout de politique : en mars, le gouvernement français a placé le métier de viticulteur dans la liste des métiers en pénurie, ce qui facilite grandement les choses pour l’embauche en UE et hors UE. Le RN a déposé le 4 juillet une proposition de loi pour fermer toute possibilité pour les saisonniers des vendanges de bénéficier du jour de repos hebdomadaire réglementaire en considérant les vendanges comme des « travaux dont l’exécution ne peut être différée ». Ce décret a été publié le 10 juillet au journal officiel. Vous voyez où je veux en venir? De la main d’oeuvre étrangère, exploitable en continu ou quasi, au mépris de la santé et de la sécurité, ça ne porte pas un nom ça ?
En réalité, plus j’y réfléchis, plus j’ai la certitude qu’on n’utilise pas le bon mot quand on parle de neutralité : il faudrait prendre conscience qu'il s’agit uniquement de respecter un point de vue de dominant5. On estime tout à fait normal de traiter l’IVG de façon “neutre” (c’est-à dire en composant un plateau 100 % masculin), de parler des questions trans sans une seule personne concernée ou de ne pas traiter la question des violences sexuelles dans le monde du vin dans une revue spécialisée parce qu’un comité neutre (composé majoritairement d’hommes) a décidé que c’était un non-sujet. C’est très semblable finalement à cette langue qu’on nous présente comme neutre, alors que le masculin l’emporte. Le choix des sujets guidé par cette “neutralité” compromet le traitement de l’information.
Un autre effets pervers de cette pseudo-neutralité, c’est d’estimer le travail militant non comme une forme d’expertise, mais comme des opinions, qui en vaudraient bien d’autres : cela revient à mettre sur le même plan la parole de quelqu’un ayant travaillé sur un sujet donné et d’un quidam, et cela dépasse bien souvent le cadre militant. L’expertise au sens général est dévaluée. Dans ce post, on a un journaliste sportif, qui parle de vin (pas son domaine) et donne une opinion politique clairement à droite mais il est neutre, alors ça va !
C’est assez drôle de voir qu’on traque la parole militante pour ce qu’elle pourrait avoir de subversif et dangereux mais qu’on laisse plateau ouvert à n’importe qui a un peu de bagoût, y compris face à des personnes dont le sujet est le métier. Cela donne lieu à des “débats” surréalistes, ou sous prétexte de liberté d’expression on laisse n’importe quel discours germer, sans remise en perspective ou contradiction solide. Et le serpent se mord la queue : les quelques rares personnes encore susceptibles d’amener de la diversité refusent de se soumettre à ce simulacre.
On nous oppose souvent le fait que les journalistes féministes ou militantes sont portées par une idéologie et ne peuvent donc pas offrir une information correcte : je ne vois pas en quoi avoir une opinion empêche d’être de bonne foi, en vertu de quoi il faudrait sacrifier ces acquis du au travail militant au prétexte de la soi-disant neutralité.
Avoir travaillé sur certains sujets avec un éclairage politique permet au contraire d’en percevoir beaucoup mieux les éventuelles contradictions ou compromissions, de faire le tri entre les opinions personnelles et les faits, les statistiques et le ressenti. On est à bonne école avec le féminisme : à force de se voir systématiquement demander nos sources ou des chiffres, on en a des dizaines sous le coude. On a aussi l’habitude d’arpenter un sujet en long et en large, avant de se lancer et d’en parler. Il est d'ailleurs très amusant de voir à quel point il est facile de mettre en colère un homme qui vient à vouloir discuter de droits des femmes, juste en lui opposant des sources et des données chiffrées. Les pauvres en deviennent hystériques. 6
Quand j’ai écrit ça, la semaine dernière, j’ai tout genré au féminin. Pour être tout à fait juste, il faut dire que j’ai réduit quasi à zéro mes échanges avec des collègues masculins, cavistes ou journalistes. L’expérience de groupe avec les premiers, individuelles avec les autres m’a appris qu’à de très rares exceptions près, je n’avais pas grand-chose à y gagner et beaucoup d’énergie à perdre. Je n’ai pas assez la fibre pédagogue. Come for my job.
(dont je vous encourage à découvrir la NL) déclarait ceci il y a quelques jours sur bsky : “on dit souvent aux mecs de lire de la théorie féministe pour s’éduquer mais (…) ils n’y comprennent rien”.Comme disait mon papy 7 “n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre”.
Les hommes sont en général imperméables aux questions féministes, car cela suppose de leur part du travail, de remise en question, d’interrogation de leurs propres biais, de leur place dans la société, de leur acquis et surtout de leurs relations personnelles et professionnelles. Et pour ceux dont le métier est d'écrire, c'est parfois encore pire. Se retrancher derrière la neutralité journalistique s'avère bien pratique pour ne pas affronter l'ennemi dans la glace. Le traitement médiatique de certaines questions, la place accordée à certains partis, devrait déjà à minima interroger. En somme, quand on condamne le journalisme militant, comme on condamne le wokisme, ce n'est que parce qu'il ne puisse pas ses convictions du bon côté.
Ce que nous, féministes, ou militant·es sommes en général prêtes à jeter aux orties s’il le faut, parce que c’est pour nous une question de survie et de santé mentale, ils ne sont pas près d’y renoncer.
C’est pourquoi, quand je parle journalisme engagé et pas seulement sur les questions féministes, mais aussi de santé, d’économie ou d’écologie, je me retrouve le plus souvent en lien avec des consœurs. Comme si encore une fois, les femmes devaient se taper tout le sale boulot. Avec ce petit bonus supplémentaire qui fait d’elles les plus précarisées dans le métier, moins bien payées8, plus souvent pigistes, dépendant du bon vouloir des rédactions. C’est la double peine: le fait d’être étiquetée militante peut en couper certaines de sources de revenus ou de possibilité de job. Si elles ne s’emparent pas de ces questions pourtant, elles seront peu ou mal traitées. 9 Je ne compte plus le nombre d’interviews que j’ai regretté avoir accordé, portant sur des questions de sexisme ou d’inégalités. Elles ont un point commun: les personnes10 qui les menaient n’avaient pas pris la peine de creuser le sujet, sous prétexte de leur neutralité : je me suis donc retrouvée face à des gens qui semblaient découvrir que le monde renferme des oppressions et semblaient sincèrement étonnés quand je leur en expliquais la dynamique. Finalement, ces interviews étaient une perte de temps, à aligner des mots et réexpliquer des concepts qui auraient déjà dû être compris par le journaliste. Cela a éludé des questions plus intéressantes et pour les lecteur·ices, c’est dommage.
Pour faire un parralèle avec le vin, et boucler la boucle, la neutralité journalitique, c’est comme l’objectivité en dégustation. Je n’y crois pas une seconde. Personne ne déguste du vin d’un façon purement objective, sauf si on considère l’objectivité comme la conformité à un goût dominant. Et accepter sa part de subjectivité, son point de vue ou son goût situé ne fait qu’une chose au fond: rendre la lecture des informations qui nous sont livrées ou du vin qui nous est présenté plus fine et plus sensible. C’est quand même un poil plus nourrissant, non?
Je termine ici, en remerciant les lecteur·ices qui ont été au rendez-vous, et aussi les quelques personnes adorables qui ont pris le temps de m’écrire par mail ou en messages sur les réseaux sociaux. Je ne sais jamais comment vous remercier, parce que ces lignes que vous prenez le temps de poser font un bien fou et valent vraiment le coup. Vous déchirez ! Continuez donc à m’écrire, proposer des idées, c’est top.
A vite ?
Il est d’ailleurs intéressant de noter que le journalisme gonzo a revendiqué le “je”. Mais pas tellement pour s’inscrire dans une démarche d’information plus juste ou nuancée, plutôt pour revendiquer une expérience littéraire autocentrée. Les figures du gonzo, où l’usage de drogues est assumé voire revendiqué sont quasi toutes masculines. Intéressant ce besoin de se mettre en scène et de ramener tout à soi chez les hommes.
Dans un registre plus anecdotique, il m’a aussi fallu corriger mon français pour celui plus “acceptable” pratiqué en France. Exit donc les belgicismes et autres curiosités francophones: vous n'aurez pas échappé au “souper” ici.
Il est évident qu’on parle de couple hétérosexuel en l’espèce, pardon de cette hétéronormativité forcée.
Les femmes continuent à accomplir 50% de tâches ménagères de plus que les hommes. Selon une étude de l'INSEE (organisme français), s'il fallait valoriser au prix de marché cette économie familiale, elle représenterait au moins une somme égale aux deux tiers du PIB. De quoi faire ruisseler les pêches au thon, quelle heureuse nouvelle !
Il faudrait relire “l'homme révolté” de Camus :
“En régime capitaliste, l'homme qui se dit neutre est réputé favorable, objectivement, au régime.” C'est à la page 300 si vous avez la flemme de chercher.
Vous voyez que je ne déteste pas tous les hommes, j’adorais mon grand-père.
« Les femmes gagnent, en moyenne, près de 300 euros nets de moins (2147 euros) que leurs confrères (2439 euros). Le revenu moyen net d’un homme est donc 13,6 % supérieur à celui d’une femme.” Source APJ
Dernièrement, je vois passer un post qui dit que le mot “gros” de l'expression jeune “hey gros” n'est pas grossophobe mais vient du N word. Why not, je ne l’utilise pas, mais c’est toujours utile d’apprendre des trucs. En cherchant une source, on tombe sur un article qui cite une linguiste (et il faut dire d'où on parle : blanche qui a un bouquin à vendre). Libé a écrit ensuite un contradictoire (d'où on parle : Balla Fofana est un mec noir qui a grandi en cité et est devenu journaliste avec le Bondy Blog). Ce seul exemple montre à quel point le traitement de l’info peut être fondamentalement différent si on a un point de vue concerné ou une expérience engagée. Et que ce n'est pas au détriment de l'info, bien au contraire.
mon jeu préféré: guess the gender.
Lecture hautement recommandable.
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